NOTES DE LECTURE
Les genres de documents dans les organisations
Sous la direction de Louise Gagnon-Arguin, Sabine Mas et Dominique Maurel
Presse universitaire du Québec, 2015
(Chapitre 8, p. 145-184)
Manuel Zacklad ferme la marche de cet ouvrage avec un chapitre imposant, qui, en même temps qu’une conclusion, forme en quelque sorte un programme de travail futur de la réflexion sur les genres documentaires. Il attaque le problème sous l’angle du dispositif, ce qui permet de couvrir tous le champ documentaire y compris les nouvelles formes induites par l’information.
Il identifie 5 formes de dispositifs de médiation documentaire numérique :
- Diffusionnelle
- Rédactionnelle
- Contributive
- Attentionnelle en mode de flux
- Transmédia
Il précise que : « un dispositif de médiation documentaire ne correspond pas à un artefact singulier, mais désigne le processus de médiation opéré par une série d’artefacts médiateurs dans un flux transactionnel reliant des réalisateurs et des bénéficiaires engagés dans une série d’actions conjointes. » Dans ce sens il adhère aux définitions du genre présentées antérieurement, qui lient les documents aux processus et aux acteurs de ces processus.
Il développe ensuite une théorie du document (partie 1) basée sur le concept de transaction qui correspond à « … des interactions productives […] entraînant la transformation d’un artefact médiateur et des personnes parties prenante pour réaliser une performance. Une organisation peut être définie comme un ensemble de programmes transactionnels récurrents constituant des flux transactionnels qui obéissent à un ensemble de conventions et de règles dans un contexte donné ».
« Quant les artefacts médiateur ont un support pérenne qui leur permet de circuler dans l’espace et le temps, ils ont potentiellement le statut de document. Mais tous les artefacts circulant ne sont pas des documents. Dans le cas le plus classique, le support doit pouvoir faire l’objet d’une transcription ou d’un enregistrement, mais surtout il doit ensuite faire l’objet d’une documentarisation. La documentarisation correspond à des à des opérations particulières qui visent à permettre la réutilisation du support dans le cadre de transactions ultérieures de la personne avec elle-même ou avec d’autre personnes, c’est–à-dire rendre possible la mémorisation et la coordination ».
Il distingue ensuite une documentarisation interne « … qui vise à mettre en cohérence et à articuler les différent fragments qui constituent le « texte » ou plus généralement la « production sémiotique » sachant que celle-ci peut être audio ou vidéo, de la documentarisation externe qui vise à mettre en relation un support avec d’autres supports, un document avec d’autre documents ». En terme archivistique nous parlerions de diplomatique et de cohérence des fonds.
« La prise en compte de l’architecture renvoie ainsi à la perspective du support. […] dans l’étude des médias numériques, il convient plutôt de parler d’un « environnement support » dans lequel s’imbriquent quatre plans indépendants, celui du terminal physique, du système d’exploitation, des applications et du réseau ». Ils sont articulés selon le modèle conceptuel suivant :
- Le répertoire des participants contient la représentation des participants et l’organisation des connaissances associées. […] Cette organisation des connaissances permet d’exprimer la sémantique des relations entre les participants et le statut auctorial.
- Le répertoire des fragments-correspond au stockage des fragments de production textuelle ou multimédia et à l’organisation des connaissances associées […]. Le répertoire des fragments peut être associé à une interface permettant de les manipuler indépendamment de leur « édition » dans les interfaces d’interaction.
- L’espace d’interaction correspond aux interfaces homme-machine qui permettent l’édition et la lecture des fragments documentaires.
- La représentation de la situation et du contexte transactionnel correspond à la définition d’un système de coordonnées permettant d’exprimer les éléments liés à la situation d’interaction (p. ex.. temporalité, localisation…) et à son contexte (p. ex. pays, langue…).
Sur cette architecture de base, Zacklad revient sur la notion de Document pour l’action (DoPA) défini comme : « des documents qui soutiennent de manière évolutive les transactions coopératives coopérative d’un collectif, dont le support est pérenne, qui sont marqués par un inachèvement prolongé, voire intrinsèque, par une grande fragmentation et par une distribution complexe des contributions des rédacteurs-lecteurs. »
« Dans le régime classique de la documentalité, […], il existe une séparation tranchée et asymétrique entre les participants à la transaction, auteurs d’un côté lecteurs de l’autre t une dissociation d la temporalité de leurs activités. A l’inverse, le régime de documentent pour l’action symétrise les rôles des participants à la transaction et les temporalités en accroissant l’interactivité. […] Le macrorégime de documentalité du DoPA recouvre en fait une multiplicité d’évolutions du régime de la documentalité numériques » que Zacklad développe dans une deuxième partie. Tout ce qu’il dit des documents pour l’action peut être transcrit en documents d’activité tels qu’ils sont définis dans les normes sur le records management.
Le régime de distribution
Se réparti entre un microrégime de circulation documentaire et un microrégime de la publication documentaire. Exprimé techniquement par le « push » (circulation) et le « pull » (publication).
Le régime d’autonomie
Différencie les documents qui ne sont accessibles qu’en mode connecté et des documents autonomes qui peuvent être dupliqués sur le terminal et être édités en mode déconnectés.
Le régime de granularité et de fragmentation
Selon leur degré de granularité on peut distinguer trois types de granularité/fragmentation :
- Des documents dont la version finale est censée apparaître comme ayant été écrite d’un seul tenant.
- Des documents dont la dimension dialogale est revendiquée
- Des documents ou des collections de micro-documents dont les fragments sont de petite taille et qui n’ont pas pour vocation d’être articulé de manière dialogale.
Le régime de référentialité
La référentialité correspond d’une part, à la facilité avec laquelle le document ou les fragments qui le compose peuvent être rendus accessibles dans un réseau [] et, d’autre part, à la permanence de cette référence.
En facilitant considérablement l’accès aux documents et aux fragments de contenus actualisés, les nouveaux régimes de référentialité du numérique sont au cœur de la fluidité documentaires des régimes de la publication et de la circulation qui conditionnent la quasi-totalité des usages actuels.
Le régime d’interactivité
L’interactivité est un attribut des documents numériques qui exploitent des programmes informatiques pour répondre dynamiquement aux actions des utilisateurs en affichant de nouveaux contenus.
Le régime de conversationnalité
Un document interactif et conversationnel, en plus d’adapter son contenu, évolue en permanence sur la base des nouvelles données et des nouveaux contenus saisis par l’utilisateur.
Zacklad donne deux tableaux qui combinent les régimes de circulation et d’autonomie, ainsi que les régimes de conversationnalité et d’interactivité, mais ne croise pas les autres régimes entre eux.
Il conclu cette partie en développant la signification des transactions en l’introduisant ainsi : « Si bien avant la naissance du numérique, tous les documents du fait de leur statut d’artefacts médiateurs ont bien une dimension transactionnelle ou communicationnelle, ils ne sont pas nécessairement interactifs ni conversationnels. La conversationnalité, qui permet la mise à jour rapide des contenus par un collectif distribué dans une logique plus ou moins dialogale au cœur de nombreux dispositifs de médiation documentaires, est une spécificité inédite des nouveaux régimes de documentalité du numérique. ».
A mon point de vue, ce qu’il appelle ici conversation et/ou dialogue ressort pour moi de ce que j’appelle infomationnel et ne ressort pas de la documentalité (que je défini il est vrai au sens fort « d’arrêt sur l’image », si possible intangible pour pouvoir assurer un régime de preuve).
Il défini plus avant les régimes des transactions coopératives.
« Quand l’activité collective relève de la coopération, nous considérons qu’elle s’inscrit dans trois régimes correspondant à trois formes de comportements collectifs stéréotypé :
- Le régime de coopération organisée correspondant […] aux organisations formelles, dans lesquels les activités et les rôles ont fait l’objet d’une normalisation explicite […] ;
- Le régime de coopération communautaire qui correspond aux comportements collectifs associés aux communautés de pratique […] sans formalisation a priori […] ;
- Le régime de coopération spontanée correspondant aux comportements collectifs associés aux groupes engagés dans des activités focalisées (rapides et courtes). »
Il associe ces régimes à trois types de rationalité (en mettant en garde sur la formulation simplificatrice de ce rattachement).
- Coopération organisée, donnant priorité au contenu selon une rationalité substantive ;
- Coopération communautaire, donnant priorité aux apprentissages, selon une rationalité procédurale ;
- Coopération spontanée, donnant priorité aux relations, selon une rationalité agentive.
Ce volet se termine sur une considération à propos de la synchonisation temporelle mais dont une composante est également spatiale en disant : « On croise généralement la dimension de la temporalité avec celle de l’espace en distinguant, d’une part, des interactions colocalisées versus à distance, dimension spatiale et, d’autre part synchrone versus asynchrone, dimension temporelle. »
La troisième et dernière partie tente de faire la synthèse de ce qui précède en formulant cinq dispositifs de médiation documentaire numérique.
1/ Dispositifs de médiation diffusionnelle
C’est celui qui illustre le mieux la pervasivité des supports numériques. Ce dispositif fait appel aux deux régimes de documentalité de la circulation et de la diffusion (push et pull). Ce dispositif est caractérisé par des documents à gros grain et des interactions fortement asynchrones.
Zacklad_Fig_8.4
Dans ce cadre c’est la sémantique du répertoire de fragments qui occupe la place centrale. Deux grandes modalités d’organisation des connaissances concurrentes sont mobilisées :
- Une organisation linguistique des connaissances dans les thésaurus et les arborescences utilisées par les systèmes de GED.
- Une indexation algorithmique à l’aide de moteurs de recherche qui peut bénéficier de l’aide de technologie sophistiquées pour les moteurs d’entreprise spécialisés.
2/ Dispositifs de médiation rédactionnelle
Les dispositifs qui médiatisent la rédaction coopérative, ou plus généralement la production collaborative de contenus, peuvent relever du régime de la circulation et exploitent la granularité et la conversationnalité des documents numériques.
Zacklad_Fig_8.5
3/ Dispositifs de médiation contributive
Les dispositifs documentaires de médiation contributive sont représentatifs des usages du Web qui exploitent simultanément le régime de la publication conversationnelle, la granularité des espaces d’interaction qui permet de les structurer et de susciter différents scénarios transactionnels et, enfin, l’interactivité et la référentialité qui permettent d’offrir des contenus multimédias interactifs tout en tirant parti du système d’hyperliens du Web.
Pour la création et la gestion des relations médiatisées, la sémantique du répertoire d’acteurs et toujours importante.
4/ Dispositifs de médiation attentionnelle en mode flux
La médiation attentionnelle en mode flux résulte avant tout d’une intensification des dispositifs contributifs et sur l’émergence de plateformes en position quasi monopolistique qui centralisent les contributions de dizaines de millions d’utilisateurs dont les principales sont à l’heure actuelle Facebook, Twitter, Google Plus, mais également YouTube envisagé sous l’angle de certains usages.
La propriété la plus marquante du dispositif de flux est la granularité très fine des contributions.
La question de savoir si les contributions à ces grandes plateformes de réseaux sociaux relèvent bien de l’ordre documentaire peut se poser. Zacklad déduit que leur nature transactionnelle les assimile bien à cet ordre. L’archivage de Twitter par la Bibliothèque du Congrès laisse entendre que la plateforme est bien reconnue comme telle. Cependant, après plusieurs années, les équipes de la Bibliothèque peinent à mettre à disposition les outils qui permettraient de les exploiter de manière archivistique.
Les différentes modalités transactionnelles font que les usages peuvent fluctuer entre des régimes transactionnels non coopératif jusqu’au régime de transaction spontané, en passant par un régime communautaire où les participants s’engagent dans la durée pour la poursuite de buts communs.
5/ Dispositifs de médiation transmédia et de transmédia ancré
Dans une logique pour partie opposées à la pression monopolistique du régime de flux, la documentalité transmédia consiste à créer de nouveaux documents granulaires et interactifs à partir du rassemblement d’une diversité de documents existants et de fragments documentaires répartis dans des environnements hétérogènes. Les évolutions actuelles mettent plutôt l’accent sur la cohérence narrative ou logique des contenus rassemblés et sur leur ouverture sur l’environnement extra-documentaire. Cette extension se fait sur la base d’une acception différente de la notion de média en tant qu’artefact médiateur inséré dans une transaction et pas au sens économique de canal de distribution.
Plus généralement, dans le contexte de la publication « orientée données », les enjeux liés aux données ouvertes (open data), dont l’intégration est facilités par la mise à disposition d’URI permettant un accès public par le Web, contribuent à faciliter l’accès à des variables élémentaires et à leur valeur actualisée.
La notion de « dispositif transmédia ancré » que Zaclad introduit ici pour la première fois, étend le transmédia documentaire en ancrant une partie du contenu dans le contexte spatio-temporel externe d’utilisation des documents. Pour ce faire, ils utilisent des références indexicales à ces situations, des déictiques ou des codes faisant directement référence à des objets extra-documentaires. Elle concerne aujourd’hui tous les documents « orientés contenus » (comme extension des documents « orientés données »), C’est-à-dire qui associent une description libre des éléments de codification. Comme exemple d’une telle évolution il cite le passage de la carte routière aux documents interactifs et conversationnels que constituent les systèmes GPS.
Bien qu’il prenne bien en compte la granularité dans le cadre de ses catégorisations, Zacklad considère que les granularités fines restent du domaine documentaire, alors que personnellement j’incline à penser que l’on passe alors dans le monde de la données et donc dans une modalité informationnelle.
Dans sa conclusion, Zacklad choisi l’exemple d’un module de formation et sa déclinaison dans les différents dispositifs de médiation théorisés plus haut, pour constater in fine : « Cependant, malgré la profusion des environnements documentaires aujourd’hui disponibles, force est de constater que l’organisation et l’architecture des connaissances sur lesquels ils s’appuient sont à la fois hétérogène, clivées et peu évolutives » (c’est moi qui souligne). Il tente une explication en disant : « Ces difficultés témoignent du fait qu’il reste encore beaucoup à faire dans la recherche et l’innovation sur les dispositifs de médiation numérique et sur les nouveaux régimes de documentalité sur lesquels ils s’appuient. […] manifestant l’absence de cadre conceptuel unifié permettant d’analyser les modalités de « documédiatisation » de l’activité collectives autrement qu’en mobilisant des catégories ad hoc […]. »
Les difficultés rencontrées dans sa volonté de conceptualisation de la totalité de la production documentaire sous toutes ses formes, effort louable s’il en est, montre indubitablement que la conceptualisation intégrant les productions documentaires et leur processus de production, qui est un présupposé de la théorie du genre, n’a pas encore atteint sa forme idéale. L’avantage de sa contribution est qu’elle couvre tout le champ mais peut-être que celui-ci devrait être segmenté en unité plus homogène pour amener à des concepts maîtrisables et opérationnels dans la gestion documentaire de tous les jours.